Chaque Tour a sa légende, on le sait, et la nôtre n’y manque point. Depuis maintenant près d’un siècle, à travers les vicissitudes de l’histoire, elle a maintenu une tradition et un honneur, presque un culte. Car l’ancienneté des lieux et l’authenticité des anecdotes comptent moins, finalement, que la vivante ferveur qu’ont su entretenir André Terrail, puis après lui, son fils Claude et maintenant André. Passent les lustres et les personnalités, changent les menus et les modes, la table reste mise à La Tour d’Argent. Sous le règne d’Henri III, en 1582, fut construite sur un terrain attenant au couvent des Bernardins une auberge qui prit le nom d’Hostellerie de La Tour d’Argent. Bâtie sur les quais, cette maison de style Renaissance attira rapidement une clientèle élégante. Messieurs et Dames de la Cour s’y retrouvaient pour profiter de la vue sur la Seine et, à l’occasion, des bateaux mis à leur disposition par l’hôtelier. Le Roi Henri III y dîna un soir en revenant de chasse et y convia ensuite à maintes reprises les seigneurs de la Cour. Déjà utilisée dans quelques maisons italiennes, la fourchette fait son apparition en France à la Tour d’Argent. Afin de ne pas tâcher la fraise immaculée que la mode imposait au cou des gentilshommes, Henri III inaugura cet ustensile par un dîner qui fit grand bruit dans Paris. Dès lors, la Tour d’Argent devint incontournable, et Henri IV y venait régulièrement déguster un pâté de Héron qui fit la réputation de Rourteau, son Maître de Maison. C’est ce même Henri IV qui octroyât à La Tour d’Argent l’honneur de porter des armes, et jusqu’au règne de Louis XIV ont pu voir au-dessus de la porte de l’hostellerie cette armoirie « Cuisinier – oyer – traiteur ». Les armes du restaurant étaient: « d’Argent à un plat couvert de sable accompagné de trois couronnes de lierre et de sinople », tandis que celle de l’hostellerie étaient « une Tour d’Argent crénelée sur un champ de gueules ». La Tour d’Argent demeura le lieu des soupers fins. La chronique a laissé le souvenir d’un dîner offert par le Duc de Richelieu, neveu du Cardinal, qui réunit quarante personnes autour d’un menu composé uniquement de bœuf apprêté de trente façons différentes ! C’est à la fin de ce repas que l’on vit apparaître pour la première fois les tasses à café. On prenait aussi à La Tour d’Argent de l’excellent chocolat. Dans une lettre écrite en 1671, Mme de Sévigné n’écrit-elle pas à sa fille qu’elle y déguste son chocolat quotidiennement Quai de la Tournelle ? La tourmente révolutionnaire passée, un certain Lecoq, Chef des cuisines impériales, reconstruisit le restaurant de la Tour d’Argent. L’endroit redevint le lieu des gourmets célèbres tel le duc de Morny et la comtesse Le Hon, la dame aux Camélias ou encore lord Seymour. Sous la houlette de ce maître d’hôtel devenu propriétaire au milieu du XIXe siècle, le service en salle prend un tour nouveau. Frédéric codifie la recette du «canard au sang » ou «caneton Tour d’Argent» tel que nous le connaissons aujourd’hui, et s’illustre en découpant le canard à bout de fourchette, sans qu’il ne touche le plat ! Sûr de la pérennité de son œuvre, il décide en 1890 de numéroter chaque canard. En 1911, à la veille de la première guerre mondiale, André Terrail rachète la Tour d’Argent. Il réunit, en épousant la fille de Claudius Burdel, alors propriétaire du Café Anglais, l’héritage gastronomique de Frédéric et celui du non moins illustre Adolphe Dugléré, cuisinier du Café Anglais, rien moins que le plus couru des établissements parisien sous le Second Empire. C’est en 1867, à l’heure de l’exposition internationale de Paris, que le Café Anglais connaîtra son apogée. Jugez du peu ! Alexandre II, Tsar de toutes les Russies, le Tsarévitch et futur Alexandre III, Guillaume 1er, Roi de Prusse et futur Empereur, et le prince Otto von Bismarck réunis à la même table. A ces convives exceptionnels, le Chef Dugléré préparera un menu d’exception visible au Petit Musée de la Table de La Tour d’Argent. Le jeune marié André Terrail fait entrer dans la légende de la Tour d’Argent, les recettes d’Adolphe Dugléré, ainsi que les rarissimes bouteilles du Café Anglais. En 1936, la salle du restaurant passe du rez-de-chaussée au 6ème étage. La Tour d’Argent, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est née ! Entrepreneur infatigable, il monte de nombreux établissements les Hôtels Georges V et San Régis à Paris, les Hôtels St Christophe à Miramar d’Esterel et Normandie au Touquet. En 1947, André Terrail transmet les rênes de la Tour d’Argent à son fils, Claude. Sous sa direction, la Tour d’Argent ouvre un second restaurant à Tokyo, célèbre son 400ème anniversaire, et connaît de nombreuses évolutions la maintenant au plus haut niveau de la gastronomie mondiale. Entrepreneur visionnaire et meneur d’hommes, l’histoire retiendra un grand Maître de Maison dont la maxime favorite était : « Il n’y a rien de plus sérieux que le plaisir ». Disparu en 2006, son fils André perpétue l’histoire de cette grande Maison.